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La Main à l’Oreille
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Noël à contretemps


Par Laurence Vollin

Vingt-quatre décembre, dix-huit heures.
Par la fenêtre entrouverte me parvient l’effervescence de la rue de mon village ; des voitures se garent, des portes claquent, des enfants crient dans une joyeuse excitation. Ma maison résonne des ablutions de chacun, des interpellations, du martellement des petits pas pressés dans les couloirs.

Dans mon vieux jean, en tablier, les cheveux ébouriffés, je manie avec dextérité la serpillère et le balai. Ma fille Anne-Laure vient, au beau milieu de sa chambre, de soulager un besoin pressant me contraignant à une intervention rapide et radicale.

En plein préparatifs de ce qui devait être le dessert de Noël, c’est une pause qui s’impose. Pas de colère ni d’énervement, ni même de plainte, je m’étonne ! Juste une pensée soudaine pour tous les parents d’enfants autistes. Juste une question, une curiosité, devrais-je dire : « Comment vivez-vous ces fêtes de Noël ? »

Je me souviens des propos d’une mère d’une jeune enfant autiste qui m’avait raconté fièrement sa trouvaille. Comme sa fille ne supportait pas la surprise de l’ouverture des cadeaux, avant de les emballer, elle les lui montrait tous un par un. Bien sûr l’enfant racontait à tout le monde ce qu’elle allait avoir pour Noël ce qui choquait profondément ses grands parents, oncles et tantes et tous ses proches.

Noël en famille, grande famille, belle famille, petit comité, chez soi ou chez les autres ?

Nous vivons loin de notre famille qui se trouve à Paris. Pour nous y rendre il y a bien l’avion mais le comportement d’Anne-Laure, avec son casque, sa poussette hors norme, ses cris, ses gestes désordonnés, ses roulés boulés sur le sol, sa manie d’attraper, d’accrocher ce qui passe à sa portée, sa furie de tigresse déchainée lors de crises imprévisibles, éprouverait définitivement la tolérance des passagers du hall d’un aéroport bondé et je doute que son sourire charmeur et ses vocalises attendrissantes n’émeuvent le personnel au sol.

Le train est une autre option mais l’expérience originale d’un voyage en TGV, il y a quelques années, nous permet de conclure que cette option n’est plus à l’ordre du jour. Alors, il reste la voiture, me direz-vous. Six heures de trajet, c’est faisable, même sur une route plus ou moins enneigée et plus ou moins encombrée, mais c’est sans compter avec la créativité de notre chipie. Tout désir doit être assouvi : celui de m’attraper les cheveux ou ceux de ses frères et sœurs et de ne plus les lâcher. Celui de fouiller dans mon sac pour trouver un doudou, où qu’il soit, même à mes pieds, à l’avant de la voiture, ce qui a déjà occasionné de magnifiques et intrépides plongeons entre les deux fauteuils, sur le changement de vitesse ; la ceinture de sécurité n’étant plus un obstacle et le levier de vitesse un engin dont l’utilité est somme toute dérisoire surtout au moment de démarrer lorsque le feu passe au vert et que vous êtes le premier d’une file de voitures impatientes… C’est aussi le désir de faire un câlin tendre mais efficace en attrapant bien le cou du conducteur pour le maintenir sur l’appui tête, ou tout simplement de s’allonger, les pieds aux plafonds et la tête au sol. Sans oublier son désir subit d’éprouver la résistance des fauteuils ou des vitres en cognant sa tête dessus et bien sûr le désir d’enlever toute ceinture de sécurité qui entrave ses mouvements. Nous aussi sommes créatifs et contenons ses ambitions sur un court trajet mais au delà d’un certain temps cela devient de l’héroïsme et nous ne sommes pas de cette trempe là.

Donc nous ne voyageons pas avec notre fille et pour Noël nous restons chez nous. Nous ne manquons pas, cependant, d’inviter chaque année tous les membres de notre famille qui, chaque année, déclinent l’invitation : trop âgés, trop fatigués, trop occupés ; trop quelque chose qui, chaque année, m’indiffère un peu plus.

Le balai navigue de gauche à droite et de droite à gauche, il n’y a plus rien à nettoyer juste un mouvement de balancier assez agréable pour rêver, somnoler. Anne-Laure, encore une fois, a cet art de m’imposer une pause, de donner un coup d’arrêt dans mon emploi du temps, de stopper le temps qui passe et s’écoule dans une dimension qui n’est pas la sienne. J’ai soudain l’envie irrésistible de rentrer dans sa dimension à elle, d’enlever ma montre, de ne plus regarder l’heure, de laisser filer. Après tout, c’est Noël !

 Depuis des millénaires nous fêtons un événement que nous acceptons ou rejetons mais dont nous ne maitrisons certainement pas toutes les données. J’ai juste envie d’accepter ce mystère comme j’essaie d’accepter le mystère de l’autisme de ma fille : ne pas forcer, laisser faire, se laisser guider par l’étrange, l’inouïe, ne pas succomber à un dictat.

Le plus beau cadeau d’Anne-Laure, en ce jour de fête, c’est peut-être cela : m’obliger à décliner une dimension qui m’est propre pour vivre ce moment là au plus proche de ce qui m’habite.

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