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La Main à l’Oreille
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À la rencontre de ses semblables

extraits du livre de Donna William "Si on me touche je n’existe plus"

Elle avait un fils de mon âge, et ce fils était autiste. Quand je le rencontrai, il tripotait des perles de couleur. Je me gardai de lui dire bonjour ou de lui demander comment il allait. Ces mots-là étaient réservés à ceux qui désiraient rejoindre « le monde», et Perry, c’était son nom, n’était certes pas encore de ceux-là.
Je m’assis par terre près de lui et pris une poignée de boutons colorés et de bouts de verroterie en forme de fruits, en les classant en groupes différents. Je tendis ensuite la main au-dessus de l’endroit où Perry jouait avec ses perles et, sans le regarder ni dire un mot, en pris pour les laisser tomber. Perry les rattrapa et fit ensuite la même chose que moi. Je me souvenais de ma première manière d’établir des relations, au travers du mimétisme, des jeux de miroir. Cette fois-ci, il n’y avait personne pour me dire que ce n’était pas la bonne façon de faire.
Notre première manœuvre se poursuivit un moment, puis nous modifiâmes le jeu. Je tenais une clochette que je faisais tinter par-devers moi, puis je la laissais tomber de son côté pour qu’il puisse l’attraper dans le même geste que tout à l’heure. Perry procéda comme avant, à la différence qu’il devait cette fois d’abord faire du bruit avec la clochette. Je refis comme lui et le jeu devint plus mobile au fur et à mesure que nous nous poursuivions dans la pièce, en nous relayant pour actionner la clochette avant de la laisser tomber à la diligence de l’autre, le jeu devenant de plus en plus direct.
Je revins m’asseoir par terre, pour aligner mes boutons en plusieurs rangées. Perry s’approcha, ramassa un bouton ici ou là et l’ajouta à la rangée à laquelle il appartenait. Je savais ce qu’il me disait sans avoir besoin de le regarder. Ces «jeux» avaient toujours été les miens et je me rendais compte désormais que c’étaient les jeux des autistes. Kath était entrée dans la pièce sans que je m’en aperçoive. Elle restait là silencieusement, quand Perry vint près de moi, s’allongea la face contre terre en face de moi, les bras repliés et serrés contre lui en tremblant d’angoisse.
– Regarde-moi, lui dis-je, en le voyant se comporter comme je l’avais si souvent fait moi-même, regarde, je n’ai pas peur qu’on me touche.
Je l’avais regardé en face en lui parlant, et les larmes me coulaient sur le visage en lisant en lui comme dans un livre. Je tremblais de la tête aux pieds et j’aurais aimé que mon ami du pays de Galles fût là pour se comprendre comme je m’étais comprise moi-même.
Je me retournai et vit Kath en larmes.
– Je n’aurais jamais cru qu’il eût un langage, dit- elle. Maintenant je vois que si, mais je ne sais pas encore le parler.
Elle ajouta qu’elle ne l’avait jamais vu si «normal ». Je comprenais ce qu’elle ressentait et me mettais à sa place comme je ne l’avais jamais fait avec personne.
– Je vois maintenant que c’est nous qui avons à apprendre d’eux, dit Kath.
Kath était aussi enseignante dans une école pour enfants autistes. On avait organisé un camp pour les enfants, et elle me demanda si je voulais venir voir. J’appréhendais de rompre la routine de ma semaine. C’était une chose d’improviser quand je gardais la maîtrise de mes activités. C’était autre chose de rompre mes habitudes pour répondre à une invitation, même d’un jour, là où je n’aurais aucun rôle déterminé à jouer. L’offre restait ouverte, j’étais libre de venir pour la durée qui me conviendrait, et de partir quand je le voudrais.
Je pris donc le train, puis le bus et enfin un taxi pour arriver dans un lieu aménagé dans la campagne du Kent. Les enfants étaient rassemblés à l’intérieur et je fus quelque peu dépassée par la multitude. Kath m’avait assurée qu’elle avait prévenu tout le monde de mon arrivée, ce qui n’empêcha pas les habituelles paroles de bienvenue trop exubérantes. Je restai auprès de Kath et la laissai parler pour moi.
Tous les enfants de cette école n’étaient pas autistes, loin de là, surtout dans ce regroupement précis. Toutefois, à l’heure du dîner, je repérai une fillette dont l’attitude m’était particulièrement familière.
Anne avait huit ans, mais la taille d’une enfant de six ans, une longue chevelure blonde et une peau transparente à la carnation très pâle comme la mienne. Plus révélateur était son regard : un œil regardant dans le vide, l’autre tourné vers l’intérieur. Elle était assise à table, la bouche collée au bord de celle-ci comme si elle en explorait la surface avec sa langue. Je la regardais comme si je me sentais dévoilée.
Kath n’était pas avec elle, et les autres éducateurs lui criaient impatiemment après. A en juger par son attitude, elle devait n’en percevoir qu’un brouhaha inintelligible de sons menaçants. Voilà donc les éducateurs spécialisés, pensai-je en réfléchissant aux méthodes de ma mère. Je regardais Anne et me disais :
«Ma petite, je sais où tu es… »
Dès qu’on voulait inciter Anne à faire quelque chose, cela déclenchait chez elle des crises nerveuses, comme on pourrait s’y attendre de la part d’une enfant sourde et aveugle aussi bien au monde environnant qu’à elle-même. Mais elle souffrait par surcroît d’autre chose. Elle semblait n’avoir recours à aucune forme de réconfort. Je me sentis tenue de lui offrir un point de repère permanent ; quelque chose à quoi s’accrocher qui pourrait la calmer assez longtemps pour qu’elle soit à même d’ouvrir les yeux et de jeter un coup d’œil sur «le monde ». Bien entendu, il n’était pas question de tenter l’expérience devant les autres.
Anne me suivait partout, et je la conduisais dans un coin de verdure sans clôture. Anne me poursuivait et je lui échappais pour danser sur son ombre. Elle essayait par intermittence de se fixer sur mon ombre, et nous nous poursuivions à tour de rôle, chacune les yeux fixés sur l’ombre et les pieds de l’autre. Je levai les yeux pour découvrir quelques professeurs qui nous regardaient derrière la vitre de la cuisine. Qui était donc sous verre, maintenant ? pensai-je.
Il faisait nuit, et l’on avait envoyé les enfants au lit. Évidemment, ce n’était pas une tâche facile, surtout quand on a affaire à des enfants qui n’ont pas envie de dormir et n’en voient pas la nécessité. Un garçon autiste faisait des bonds dans le noir sur sa couchette. Anne poussait des cris de terreur, en pleine crise d’hystérie, pendant qu’une éducatrice essayait de la rassurer en glissant une poupée à côté d’elle, ce qui la terrorisait encore plus.
Ah, les poupées, ces terrifiants rappels de ne pouvoir être consolée malgré soi que par les gens !
La femme assise près d’Anne ne cessait de lui crier de se taire, tout en remettant la poupée à sa place à chaque fois qu’Anne la repoussait loin d’elle. C’était plus que je n’en pouvais supporter. J’écartai brutalement la femme, éloignai la poupée, et donnai à Anne ma brosse à cheveux. Anne passa et repassa ses doigts dans les soies, en écoutant le doux son à peine audible, tout en appréciant leur sensation dans sa main. .
Je me mis à fredonner le même air répétitif comme je l’avais fait si souvent pour moi-même en lui tapotant le bras au rythme de l’air hypnotique.
« Donne-lui un refuge permanent auquel elle puisse s’accrocher, me dis-je, il sera toujours temps pour les spécialistes de l’en défaire.»
Les yeux convergents d’Anne étaient figés dans leur regard mort. Elle se tut au milieu des sanglots. Je lui pris la main et lui fis tapoter son propre bras comme je le faisais, en en maintenant la cadence au même rythme que l’air fredonné.
J’entendis alors une douce cadence, à peine audible et ne venant pas de moi. C’était Anne qui fredonnait l’air dans sa gorge. J’omis quelques notes, et, comme je m’y attendais, elle prit le relais comme si le refrain avait toujours été le sien. Je sautais progressivement de plus en plus de notes, jusqu’à ce qu’elle ne se contente plus de marquer le rythme dans sa gorge, mais qu’elle fredonne vraiment l’air en se tapotant le bras en mesure. Puis, pendant quinze précieuses secondes, dans cette pièce sombre éclairée seulement par des lampes de poche, je la vis décroiser complètement les yeux pour la première fois depuis que je la connaissais et me regarder directement en même temps qu’elle fredonnait et battait le rythme sur son bras. Je sortis à plusieurs reprises, uniquement pour pouvoir ensuite répéter l’exercice. L’important était qu’elle fût capable de fredonner l’air en marquant le rythme par elle-même pendant mon absence, entre chaque poussée de frayeur.
Le soleil s’était levé sur un nouveau jour, et une petite excursion avait été prévue dans un parc. J’entendis les cris d’Anne en provenance d’une pièce au fond du hall. J’allai voir ce qui se passait, et constatai qu’on n’avait toujours pas trouvé mieux que de lui crier : « Tais-toi! » en pleine figure pour la calmer.
– Je vais rester avec elle, dis-je froidement sur le seuil de la porte.
– Elle vous attend, me répondit-on comme si Anne était un bagage encombrant dont on aurait aimé se débarrasser.
J’avais un petit objet de cristal sur moi que je fis tourner devant le visage d’Anne. Elle s’en empara et je la laissai faire. Elle le contemplait à l’intérieur de sa main. L’image de mes grands-parents me revenait en voyant la relation que nous avions établie toutes les deux au travers de l’objet. Je chantai le vieil air sans m’arrêter, et la main d’Anne s’éleva automatiquement jusqu’à son bras qu’elle tapota en rythme pour finir par se joindre à mon chant. Nous rejoignîmes paisiblement le bus.
Quelqu’un se saisit d’Anne inopinément pour la mettre dans le bus. Dans la confusion des enfants et des paroles, Anne redevint hystérique. Puis, tout d’un coup, elle porta la main à son bras qu’elle tapota et elle fredonna l’air. Elle accepta d’être attachée, et le bus partit. Dès qu’elle fut calmée, le tapotement comme le refrain cessèrent. Anne faisait l’apprentissage de la maîtrise de son angoisse, tout en mesurant le niveau de ce qu’elle avait à surmonter. Quand nous arrivâmes au parc, le même scénario se reproduisit. Elle se calma de la même façon et sortit du bus.
J’avançais dans l’herbe. Anne vint vers moi sur la pointe des pieds, en courant maladroitement. Elle me prit la main et nous partîmes du même pas pour un petit tour, balançant nos mains en même temps que nous nous éloignions des autres, pour rejoindre les balançoires.
Nous montâmes toutes les deux sur les balançoires. Tandis que nous montions de plus en plus haut, je me souvenais d’un autre parc, il y avait bien longtemps. Je me demandais si un jour une petite fille autiste se souviendrait qu’elle avait pris la main d’une personne venue du « monde», du nom de Donna, pour aller se promener dans un parc. 

Je voulu rencontrer les autres autistes dont on m’avait parlé, mais j’appris à ma surprise qu’ils  étaient fort peu nombreux, éloignés les uns des autres et dispersés à travers le pays comme dans le monde. Je faisais partie moi-même d’une catégorie d’autistes encore plus restreinte, de ceux dits « à haut fonctionnement ». Néanmoins, j’avais besoin d’en rencontrer. En passant de l’autre côté de la société, j’avais fait connaissance avec le monde des gens dits « normaux », ceux auxquels j’espérais ressembler. Il était temps maintenant de partir à la rencontre de ceux qui étaient restés piégés dans le monde d’où je venais, et dont je faisais en quelque sorte toujours partie.
Kath avait une forte personnalité, bien équilibrée, et je me sentais plutôt en sécurité avec elle. Sa voix était plate et égale, et le rythme auquel elle parlait me permettait de la suivre facilement. Elle avait de longs cheveux gris et un regard vif. Je ne me sentais pas étouffée par la bienveillance indéniable dont elle faisait preuve à mon égard.

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