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La Main à l’Oreille
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Comment j’ai rencontré Victor…

C’était dans une classe de seconde où il venait d’arriver, en provenance de la région parisienne, et il s’est rapidement distingué dans le groupe. Victor, jeune homme fort cultivé, avait le don d’intervenir de façon parfois incongrue mais très articulée. 

Il suivait sa logique, parlant lentement, d’une voix forte qui pouvait monter dans l’aigu. Seul au premier rang, absorbé dans son livre de cours toujours ouvert à une autre page que le texte étudié, oubliant l’heure au CDI, et ne répondant jamais à son nom lorsqu’on s’adressait à lui. On peut dire que dès les premiers jours il s’était déjà fait dans la classe une place à part. Cet élève, je l’ai découvert ensuite, faisait l’objet de ce que l’on appelle dans le jargon un Projet Personnalisé de Scolarisation [1], un dispositif « d’égalité des chances » mis en place depuis la loi de 2005 dans les établissements dits ordinaires pour accueillir des enfants ou adolescents dits handicapés (et, disons, reconnus « en situation » de l’être). Il y a fort à parier que ses parents – quel parent ne l’est pas – étaient inquiets de son intégration dans la classe. Tel n’était pas le cas. Un groupe de filles surtout, très protectrices, avaient entrepris de l’aider dans ses difficultés à se repérer dans le lycée ou dans l’emploi du temps, tout en lui laissant l’espace d’isolement qui lui était nécessaire. Il faut dire que déjà, Victor avait su imposer et faire respecter sa différence, avec cette grâce maladroite et rayonnante qui n’appartenait qu’à lui. Il se fit même élire délégué de classe, à l’issue d’un discours brillant où il expliqua qu’il voulait rendre service à la classe, pour remercier ses camarades de l’avoir accueilli sans le juger. Lui-même se disait prêt à écouter chacun sans le juger pour le représenter au conseil de classe, promesse dont il s’acquitta avec beaucoup de sérieux tout au long de l’année.

Pour lui, je fis une exception, en lui permettant de garder son livre de cours, qu’il feuilletait toujours assidûment, mais il devait aussi garder toujours sur la table le texte sur lequel nous travaillions, et prendre des notes. Le livre de cours fut remplacé, un temps, et avec le même usage, par le Code civil, dont la lecture, disait-il, le passionnait. Lors des travaux de groupe, Victor avait ses idées, pas toujours compatibles avec celles des autres. Je suggérai aux autres membres du groupe, qui ne savaient comment se sortir de cette impasse, de le laisser faire à son idée, et d’inclure ensuite son travail, tel quel, dans celui du groupe. Ça fonctionnait plutôt bien. Pendant le cours, il m’interrompait parfois, avec sérieux, pour rectifier le sens d’un mot que je venais d’utiliser. Avec le sourire, et avec moi aussi avec sérieux (quand il est question de mot juste, je suis toujours sérieuse !…), je validais, ou non, la précision apportée, en justifiant ma préférence. Je reprenais les éléments intéressants de ses interventions pour permettre l’avancée du cours. Mais certaines d’entre elles étaient longues, très longues, trop longues ! Une fois, une élève intervint : « Victor, tu n’as pas l’impression d’accaparer l’attention du prof, là ?… » Victor avait aussi quelques difficultés à prendre en compte les consignes matérielles données en classe. Constatant que les remarques de ses pairs étaient mieux entendues que les miennes, lorsque j’avais une consigne précise à lui faire connaître, je passais par la reformulation d’un de ses camarades pour faire passer le message à son intention.

Mais surtout, Victor fit au cours de l’année une découverte importante : celle du théâtre. « J’adddore le théâtre ! », s’enthousiasma-t-il lorsque nous commencions à travailler sur L’École des femmes. Devant la classe, il interprétait le rôle d’Arnolphe d’une voix suraiguë, avec une expressivité qui n’appartenait qu’à lui, faisant la joie de tous. A l’époque, il s’était mis d’ailleurs à fréquenter avec passion le club théâtre du lycée. À la fin de l’année, il acheta un beau cahier spécialement destiné à l’écriture d’une pièce, avec l’intention de la faire interpréter par des élèves de la classe, à qui il avait distribué les rôles, sans le leur dire. Mais la fin de l’année arriva trop vite, et il n’eut pas le temps de mener à bien ce projet qui lui tenait à cœur.

Un jour que je l’attendais dehors devant la salle de classe avant le cours, je m’inquiétai auprès des autres : « Victor n’est pas avec vous ? » L’un de ses camarades me répondit, avec une certaine tendresse : « Victor ? Il est sous son arbre. »

Cette année-là Victor avait apporté sa poésie particulière à la classe, qui avait su composer avec le rythme de Victor et son style si nouveau pour tous une partition unique : quelque chose comme la création collective d’une forme de sociabilité tout à fait inédite. Au cours de cette création, chacun dans la classe, y compris l’enseignant, s’enrichissait d’une expérience et d’un savoir-faire, ou plutôt un savoir y faire avec la singularité de Victor. Ainsi, j’ai appris par les professeurs de l’année suivante que Victor avait retrouvé un bon groupe d’élèves de l’année précédente, qui « avaient l’habitude », d’après l’observation de ses enseignants.

Je pense qu’on est loin, dans cette expérience, des protocoles de certains programmes québécois relayés avec succès en France ces dernières années. J’ai aussi rencontré au lycée au cours de ces dernières années d’autres jeunes gens, dits autistes, et parmi eux j’ai le souvenir de parents qui se disaient soulagés de ce qu’ils nommaient le « diagnostic » enfin connu, et à ce titre, ils devenaient spécialistes du handicap de leur fils. Un jour, une maman avait demandé à s’entretenir avec moi pour m’expliquer ce qu’était son fils, reprenant à son compte tous les termes des critères diagnostiques du trouble autistique selon le DSM IV. Elle en venait à définir son fils, entre autres, comme « incapable d’établir des relations avec ses pairs ». Le jeune homme était présent, et il a apporté ce jour-là à cette présentation très calibrée une rectification de son cru : « presque incapable ». Et c’est bien sûr sur ce « presque » vraiment bienvenu que j’ai pu ajuster dans sa classe une relation pédagogique, et tout simplement humaine avec cet adolescent, sans trop me préoccuper, au fond, des préconisations que cette dame, par l’intermédiaire du PPS, cherchait à faire appliquer en classe au lycée pour son fils, par le biais des réunions de suivi.

Pour en revenir à Victor, il se trouve que depuis, j’ai eu l’occasion de rencontrer ses parents, car le hasard a fait que nous nous sommes croisés dans les réunions de l’association La Main à l’oreille, et que nous avons sympathisé. Je sais à présent qu’ils ne sont pas pour rien dans la chance qu’ils ont donnée à Victor de trouver ses marques dans cette sorte de lieu qui souvent inquiète les parents, qu’est le lycée. C’est eux surtout qui lui ont donné cette chance, là encore, de prendre position en son nom, en pariant eux aussi, au fond, sur tous les presque possibles, à chaque fois qu’ils se laissent entendre, et sur la possibilité de Victor de se constituer en tant que sujet de son énonciation, dans une classe comme dans la vie. Il m’a semblé que pour eux, Victor, loin d’être un « trouble envahissant » ou un sujet d’anxiété, serait plutôt leur « beau soucy », qu’ils accompagnent de leur amour et de leur confiance dans la vie sur le chemin authentiquement créatif de son devenir.

[1]            Projet Personnalisé de Scolarisation. « La loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées […] affirme le droit pour chacun à une scolarisation en milieu ordinaire au plus près de son domicile, à un parcours scolaire continu et adapté. Les parents sont de plus étroitement associés à la décision d’orientation de leur enfant et à la définition de son projet personnalisé de scolarisation (P.P.S.). » http://www.education.gouv.fr/cid207/la-scolarisation-des-eleves-handicapes.html

Par Marianne Bourineau
Librairie Jeunesse Comptines à Bordeaux,

le 5 avril 2014

Victor à la librairie Comptines

Je suis professeur dans un lycée bordelais, et chaque année, j’enseigne le français à plus d’une centaine d’élèves. Mais je peux aussi dire, parce que l’expérience a été marquante, que j’ai été il y a un peu plus de deux ans le professeur de Victor.

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